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De mémoire de carpe

De mémoire de carpe….

Nous n’avions jamais vu cela dans notre petit étang d’une surface de ¼ d’hectare environ. Petit, mais agréable, et surtout d’une grande tranquillité. Avec le petit îlot central recouvert d’une belle ripisylve, nous aimons, mes copines et moi, y prendre de longs bains de soleil, cachées aux regards des promeneurs en tout genre. Genets à balais, bouleaux, quelques ronces d’où pendent des insectes morts au bout de fils si fins que l’on dirait les fils de la vierge. Au printemps, des petites araignées y sont agrippées de toute la force de leurs quatre petites paires de pattes.

Depuis plusieurs jours, cependant, un animal marchant sur deux pattes (pas un héron, celui-là, on le reconnait et on s’en méfie comme de la peste), non, un autre animal ressemblant un peu aux promeneurs dominicaux, vient nous observer. Le héron, ce n’est pas qu’il essaye de nous manger, mais il est prompt à donner un coup de bec, qu’il a aussi acéré qu’un poignard, et une de mes co-locataires (nous sommes environ une dizaine), en porte encore la marque cuisante sur son dos… Nous pensons encore souvent à notre copain, le petit brochet, que nous avons vu disparaitre dans ce long bec, un triste et pluvieux jour de printemps.

Non, cet étrange animal bipède venait tous les jours depuis une petite semaine. Il faisait le tour de notre résidence, à plusieurs reprises, dans un sens ou dans l’autre, s’arrêtait longuement pour regarder l’eau, et si les premiers jours nous étions un peu méfiantes, ensuite nous remontions tranquillement à la surface pour notre petite nage quotidienne. Et puis, un jour, l’étrange animal bipède a commencé à lancer des morceaux de cette friandise qui a le gout de blé, une croute un peu dorée, et une mie aérée et délicieuse. Un vrai régal. C’était un peu compliqué avec les canards qui venaient nous piquer ces friandises, mais chaque jour, nous avions, mes copines et moi, la chance de déguster un ou deux morceaux de cette délicieuse chose. Nous en arrivions presque, malgré notre méfiance légendaire, à aimer et attendre ce bipède, qui nous régalait ainsi.

Le sixième jour, nous étions toutes, impatientes, dans l’attente de l’arrivée du bipède. Ce jour-là, il s’assit dans l’herbe, au lieu de faire le tour de notre domaine. Au bout de quelques minutes, les friandises commencèrent à tomber sur l‘eau, et nous de nous en régaler. Et puis, soudain, ma copine préférée donna un grand coup de queue et partie à toute vitesse de notre lieu de dégustation. Quelque chose semblait la tirer en arrière, et lentement, malgré tous ses efforts, elle revint près de la berge, malgré elle. Une chose blanchâtre plongeât alors dans l’eau à côté d’elle, puis, après un rapide mouvement, emporta ma copine dans le monde du soleil…

Nous étions un peu incrédules, mais quelques secondes plus tard, ma copine nous revint dans un magnifique plongeon, nous marmonna « attention, ça pique », puis disparue vers notre ilot central, toute penaude.

Une nouvelle volée de friandises arriva à point pour nous changer les idées. Mais cet étrange manège se répéta, et trois autres de mes copines disparurent brièvement de notre petit étang, pour y revenir alors très vite, et filer, à leur tour, vers le centre de notre étang. Et à chaque fois, une nouvelle poignée de friandises arrivait alors à la surface. Je ne comprenais pas pourquoi elles avaient voulu ainsi voir le soleil de si près, comme si en lieu et place du soleil, elles avaient vu le dieu brochet…

Presque repue, mais gourmande, je me dirigeais alors, nonchalamment, vers une de ces friandises, si tentante, qui flottait légèrement à la surface de l’onde. Une petite aspiration, et je redescendis alors doucement vers le fond, la tête la première, afin de savourer cette petite bouchée que je sentais à la commissure de mes lèvres. Et là, je sentis une vive piqure à la lèvre, et comme quelque chose d’invisible qui voulait me ramener à la surface. Je donnais alors quelques coups de queue rageurs, et me sentis alors soudainement libre…Penaude, j’allais rejoindre mes quatre copine qui se cachaient.

Quelques minutes après, deux autres de nos copines nous rejoignirent, me racontant leur expérience, en tout similaire à la mienne.

Les quatre premières d’entre nous restaient encore silencieuses. Ce n’est que le soir qu’elles nous contèrent leur aventure. Après cette sensation de piqûre, une chose invisible les avait ramenées de force à la surface, malgré tous leurs efforts, et là, un grand filet les avait enveloppées pour les déposer délicatement sur l’herbe encore humide de berge. Le bipède était là, les avait saisis avec des choses ressemblant à une grande pince, comme celle de la vieille écrevisse vivant dans un trou de notre ilot (celle qui parle avec un fort accent américain), leur avait ôté la friandise des lèvres – et là, comme par miracle, la sensation de piqûre avait disparu. Puis, le bipède les avait saisies avec ses pinces et les avait remises, avec douceur, dans l’eau de notre cher étang.

Le lendemain, nous revîmes le bipède arriver, et les canards de s’exciter. Les friandises dérivaient sur l’eau. Le souvenir des évènements de la veille très présents à mon esprit, je préférais, en cela suivie par mes 6 compagnes d’infortune, rester au fond, à chercher sangsues et autres délicieux vers de vase.

Malgré nos avertissements, nos quatre copines qui n’avaient fait que se repaitre de friandises hier, se dépêchèrent vers le lieu de tous les plaisirs. Trois d’entre elles nous rejoignirent bientôt, nous racontant leur mésaventure, deux d’entre elles ayant connu l’infamie du filet, la troisième, la plus robuste, avait réussie à se débarrasser de ce bonbon piquante à force de se débattre.

 

 

Le troisième jour, malgré nos avertissements, la dernière d’entre nous connu la même mésaventure. Elle nous raconta cependant qu’elle avait vu comme un fil transparent reliant la friandise qui l’avait piquée à une sorte de longue et fine branche que tenait en pince le bipède.

Comme les tanches nous faisaient concurrence dans leur quête de sangsues et vers de vase, et que nous commencions à avoir faim, quand le bipède revint le lendemain, et que les friandises commencèrent à flotter, nous nous en approchâmes doucement. Mais plutôt que de les gober goulûment, nous restions de longues secondes juste en dessous, à les observer. Effectivement, quand nous observions attentivement les 6-7 friandises flottantes, une semblait avoir comme un fil transparent, qui l’empêchait de dériver aussi vite que les autres avec le vent… D’un commun accord, nous décidions de déguster les autres, mais de laisser celle-ci aux canards…

Nous pûmes ainsi nous régaler de nombreuses fois encore, sans plus sentir cette piqure à la commissure des lèvres. Il suffisait d’observer attentivement, et de ne pas toucher à la friandise qui avait comme un fil fin qui en pendait…

Quelques jours plus tard, le bipède ne revint plus et nous rions encore de cette mésaventure.

Si je me souviens bien, cette friandise ressemblait un peu à celà, mais nous les carpes, avons une excellente mémoire, et surtout, nous apprenons très vite.

2 réponses à “De mémoire de carpe

  1. Merci Pierrot, mais ce n’est pas si original que cela. Vincent Lalu avait utilisé cette façon d’écrire dans « La femme-truite ».

    Ce qui m’a donné envie d’écrire cet article, c’est l’incroyable capacité d’apprentissage de cette espèce. C’était vraiment flagrant, quand, dès le deuxième jour, elles se calaient juste derrière mon imitation, presque à la verticale, à l’observer longuement, avant un refus presque systématique…
    J’ai hâte de voir si cet apprentissage génère une méfiance à long terme (environ 1 an).

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